Les crématistes

Fédération française de crémation

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Ne pas taire, ne pas oublier. Nécessité d’un retour d’expérience

18 février 2021

(Article publié dans « Crémation magazine » N° 17 janvier 2021)

Travaillant depuis une trentaine d’années sur la mort et les pratiques sociales qui l’entourent, ayant pu observer activement les transformations que notre société a connues et connaît encore,

nous restons surpris par l’acceptation des professionnels d’une sorte de “confiscation“ des défunts et des rites, pendant cette crise sanitaire qui nous éprouve depuis près d’un an, et souhaitons comprendre ce consentement.

Les valeurs humanistes assignées aux professionnels du funéraire, comme aux établissements de soins, les ont amenés, depuis les années 1980, à porter davantage d’attention au respect des morts, à la prise en compte de l’entourage, à la diversité des rites mortuaires, à la participation active et effective des proches lors des obsèques. Mais, en quelques semaines de confinement, en quelques mois de crise sanitaire liée au SARS-CoV-2, beaucoup de ces efforts et de ces avancées semblent avoir volé en éclats. Ce bond en arrière qui a consisté à interdire l’accompagnement des mourants par les proches, ou le déroulement collectif des funérailles, a imposé aux endeuillés des épreuves inédites. L’urgence pour sauver des vies, la nécessité de protéger les soignants et les intervenants du funéraire peuvent-elles justifier d’oublier toute approche sensible ?

Dans le retour d’expérience qu’il s’agit d’engager pour créer des conditions favorables à l’analyse et aux approfondissements, nous avons à ne pas oublier d’interroger l’adhésion rapide et parfois prolongée des professionnels aux nouvelles règles. Certes, “les règles permettent d’agir de concert avec les autres et sont des réducteurs d’incertitude, des réponses cognitives à l’interdépendance collective“, comme l’écrivait le sociologue Jean-Hugues Déchaux en 2010([1]), et la peur de la contagion a probablement joué dans cette compliance, mais n’était-il pas difficile de se délester si vite de tout ou partie de ses missions relationnelles, de ses engagements, de son savoir-être ?

Les arrêtés ministériels, les décrets du Haut Conseil à la Santé publique, les recommandations de la Direction Générale des Collectivités Locales (DGCL), pouvaient laisser penser que seuls les pouvoirs publics exigeaient cet éloignement des familles de l’hôpital, des EHPAD, des crématoriums et des cimetières, et organisaient de façon technocratique et détachée cet éloignement radical des vivants et des morts.

L’état d’urgence sanitaire en 2020 apparaît en effet d’abord comme une restriction généralisée des libertés publiques qui, au prétexte de lutter contre la pandémie, menait à une société du contrôle et de l’arbitraire. Puis est apparue la nécessité d’interroger le zèle sécuritaire de certains professionnels. En effet, des établissements ou des entreprises, des équipes, auraient durci les instructions gouvernementales, ou prolongé l’application de celles-ci, restreignant les visites ou la présence des proches, fermant, interdisant, au-delà des recommandations. Quelques professionnels et des familles en ont témoigné, s’inquiétant de l’empressement mobilisé pour séparer et interdire.

 

C’est tout à l’honneur de la Fédération Française de Crémation (FFC) de s’être étonnée dès le mois d’avril qu’outrepassant les recommandations, des gestionnaires de centres funéraires aient pu décider – pour protéger leur personnel – de fermer complètement leurs installations aux familles, les privant ainsi de cérémonies pourtant légalement admises dans un maximum de 20 personnes. On peut comprendre, indique la “Lettre des crématistes“, “la peur face à l’inconnu, mais quand la douleur des familles a-t-elle été prise en compte pour les aider à faire leur deuil ?“([1])

 

Les ravages pour les proches des morts sans adieux dans ce moment où le biologique et le sanitaire l’emportent radicalement sur le symbolique nous sont maintenant mieux connus, et nous obligent à penser la déflagration de ces deuils brutaux. Mais il reste aussi à comprendre les effets et les conséquences de cette régression historique et éthique sur les personnels qui, malgré leur disponibilité et leur dévouement, pourraient souffrir de taire ou d’oublier ces violences.

Catherine Le Grand-Sébille

Socio-anthropologue, maître de conférences honoraire des universités

Vice-présidente de l’association de chercheurs “Questionner Autrement le Soin“

Nota :

([1]) Déchaux J.-H., 2010. “Agir en situation : effets de disposition et effets de cadrage“, Revue française de sociologie 51(4), 720-746.

(2) Cf. “La lettre des Crématistes“ des 27 avril et 17 mai 2020.

Quelques références bibliographiques :

– “Le Fœtus, le Nourrisson et la Mort“, co-direction avec M.-F. Morel et F. Zonabend, L’Harmattan, 1998.

– “Pour une autre mémoire de la canicule. Professionnels du funéraire, des chambres mortuaires et familles témoignent“, co-direction et rédaction avec A. Véga, Vuibert, coll. Espace éthique, 2005.

– « Le don du corps à la science : volontés, usages, commémorations », co-direction du numéro avec J. Bernard, Études sur la mort, L’esprit du temps, diffusion P.U.F., no 149, juin 2016.

– “Boire et manger autour de la mort“, co-direction du numéro avec G. Pornin, Études sur la mort, L’esprit du temps, diffusion P.U.F., no 152, 2019.

– “Des rites pour se situer“, in Face aux fins de vie et à la mort, sous la dir. de E. Hirsch, Espace Éthique, Vuibert, 2004.

– “Resocialiser la fin de vie et la mort“, Soins Gérontologie, Masson, no 62, nov./déc. 2006.

– “Le souvenir a-t-il besoin d’un lieu ?“, Bulletin de la fédération JALMALV, vol. 92, 2008.

– “Anthropologie des morts périnatales“ in Encyclopédie de la naissance, sous la dir. de M. Szejer et R. Frydman, Albin Michel, 2009.

– “Silences, conflits et coopérations. Les professionnels confrontés à la mort des grands adolescents et jeunes adultes“, in Le Soignant et la Mort, Érès, 2013.

– “Vêtir les morts aujourd’hui“, in Les rites funéraires en Méditerranée, éd. Alain Piazzola, 2020.

– “Fermer l’institution aux familles ? Péril dans la relation et confiscation des malades et des morts“, in Pandémie 2020. Éthique, société, politique, sous la dir. de E. Hirsch, Les Éditions du Cerf, 2020.

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Catherine Le Grand-Sébille